6
En redescendant vers le sud, je trouvai que la campagne n’était guère différente de ce que j’avais vu en la quittant, car personne ne savait encore que Catilina avait été battu et tué. Je n’avais aucune envie de jouer les colporteurs de nouvelles, bienvenues ou non, et je gardai le silence dans tous les lieux où nous fîmes étape. C’était étrange d’entendre les gens parler de l’avenir glorieux de Catilina, d’autres reprendre les plaisanteries éculées sur la virginité de certaines vestales… Je redoutais que Meto ne sortît de ses gonds à un moment ou à un autre, mais il supporta tout ce qu’il entendit avec le stoïcisme d’un authentique Romain.
Le matin de notre retour, lorsque nous arrivâmes dans les environs de la ferme et que le paysage redevint plus familier, je me sentais l’esprit léger. Une brume diaphane couvrait la campagne, donnant des nuances pastel aux couleurs hivernales et adoucissant les contours des choses et les angles du monde. Bien sûr, il allait falloir affronter le Minotaure, mais tant que des événements plus terribles ne s’étaient pas déroulés pendant mon absence, j’avais presque hâte de faire cette rencontre. Cela amènerait au moins la fin de la collection de cadavres indésirables et le correctif indispensable aux déductions insensées. Meto était aussi content que moi de rentrer ; lorsque nous eûmes quitté la voie Cassienne, nous lançâmes nos chevaux au galop. L’esclave posté sur le toit ne tarda pas à nous apercevoir – ce qui me rassura : mes consignes avaient été suivies, au moins pour la garde de jour – et cria :
— Le maître ! Avec le jeune Meto !
Eco sortit de la maison comme nous mettions pied à terre. Je lui lançai un sourire qu’il ne me rendit pas ; sans doute avait-il vu le pansement de son frère, pensai-je. Mais Bethesda arriva en courant derrière lui, le visage rougi par les pleurs. Elle se hâta jusqu’à moi, doublant Eco qui semblait marcher avec peine, et ses ongles s’enfoncèrent dans mon bras.
— Diane ! hurla-t-elle d’une voix éraillée à force de pleurs. Diane est partie !
— Partie ? Tu veux dire…
— Disparue, précisa alors Eco.
— Depuis quand ?
— Depuis hier, lâcha Bethesda. J’ai été avec elle toute la matinée et je l’ai vue manger à midi, mais après cela, je me suis endormie – pourquoi, mais pourquoi cette maudite sieste ? – et quand je me suis réveillée, vers le milieu de l’après-midi, elle n’était plus là. Je l’ai cherchée partout, j’ai appelé jusqu’à en perdre la voix, longtemps encore après la tombée de la nuit, et elle n’est pas revenue. Comment se serait-elle perdue ? Elle connaît les moindres recoins de la ferme. Je ne comprends pas…
— Le puits ? demandai-je à Eco.
— J’y ai regardé, dit-il en secouant négativement la tête, comme dans tous les endroits où elle aurait pu tomber ou se blesser. Les esclaves ont passé le domaine au peigne fin, plus d’une fois. Aucune trace d’elle.
— Meto ! cria soudain Bethesda.
Elle venait d’apercevoir son pansement et elle s’était précipitée pour le prendre dans ses bras.
— Et les voisins ? demandai-je à Eco.
— Je suis allé les voir, tous les quatre. Tous proclament une ignorance totale, mais qui sait ? Si j’avais des soupçons fondés envers l’un d’eux, je brûlerais volontiers sa maison pour lui faire cracher la vérité.
— Qui a vu Diane en dernier ?
— Elle n’était pas rassasiée de sa bouillie de midi et elle en voulait davantage. Comme Bethesda dormait déjà, Diane a pris sur elle d’aller trouver Congrio dans la cuisine, pour en avoir un autre bol. Congrio m’a dit qu’il l’avait grondée pour sa gloutonnerie, mais qu’il lui avait finalement donné une portion supplémentaire. Elle l’a mangée dans la cuisine, puis elle est sortie pour jouer. Mais personne ne semble l’avoir vue…
— Meto ! cria de nouveau Bethesda.
Il venait de s’arracher de ses bras pour se ruer dans la maison.
— Viens, Eco, dépêchons, avant qu’il ne le tue ! dis-je en me précipitant à mon tour.
Au moment où nous arrivâmes dans la cuisine, Congrio était déjà au sol, effondré sur le dos, l’air terrorisé, les mains levées pour se protéger le visage. Meto avait pris dans le foyer un lourd tisonnier et lui en assenait des coups d’une rare violence.
— Où est-elle ? Où est-elle ? hurlait-il sans cesser de frapper le cuisinier qui se contorsionnait et gémissait par terre.
— Meto, je l’ai déjà questionné ! dit Eco, en tâchant d’arrêter son frère.
Mais il dut sauter en arrière, car Meto brandissait dangereusement le tisonnier pour frapper avec plus de force.
— Papa, arrête-le ! Il va tuer ce malheureux esclave ! cria Eco.
— Il pourrait bien le faire, mais pas avant que nous n’en ayons tiré la vérité. Allons ! Assez, Meto, assez !
Je réussis à immobiliser l’un de ses bras, tandis qu’Eco bloquait l’autre. Au bout d’un instant, Meto redevint maître de lui-même. Congrio continuait de se tordre et de hoqueter sur le sol.
— Torture-le, papa ! Fais-le parler ! gronda Meto.
— Mais naturellement, s’il le faut ! dis-je en me tournant vers le cuisinier.
— Pitié, maître, ne me frappe pas ! gémit Congrio. Je ne sais rien.
— Infâme menteur ! dis-je alors en lui assenant un coup que je ne pus modérer devant tant d’impudence. Menteur ! Je sais tout de toi et tu seras heureux si je te laisse vivre après ce que tu as fait. Maintenant dis-nous ce qui est arrivé à Diane ou, par Jupiter, je te torture jusqu’à ce que tu avoues !
Congrio se révéla ensuite très coopérant.
— Ne nous montrons pas trop vite ! dis-je à Meto et à Eco, une fois que nous eûmes quitté la voie Cassienne.
Nous emmenions avec nous Belbo et dix autres esclaves, venus de Rome avec mon fils aîné ; tous étaient armés de fortes dagues. Derrière le boqueteau se trouvait la maison de Claudia ; un panache de fumée s’élevait de la cheminée. La propriétaire ne s’était donc pas réfugiée à Rome ou ailleurs. Mais comment retrouver Diane, à condition qu’elle fût emprisonnée quelque part dans la maison ? Mon cœur battait dans ma poitrine et mon estomac était affreusement noué.
— Comme tu es déjà venu hier pour lui poser des questions, peut-être ne sera-t-elle pas surprise de te voir à nouveau, Eco ? L’important est de prendre pied à l’intérieur, puis d’agir très vite.
— Ne te fais pas de souci, papa, nous avons déjà parlé de tout ça avant de quitter la maison. Nous savons ce que nous avons à faire.
Les esclaves mirent pied à terre dans le petit bois pendant que Meto, Eco et moi-même continuions à cheval. C’était la première heure après la méridienne et personne ne travaillait au-dehors. Nous mîmes pied à terre devant la maison et Eco frappa à la porte. Une vieille esclave aux cheveux blancs vint ouvrir et reconnut aussitôt Eco.
— Ah, c’est toi, dit-elle, en jetant un regard oblique vers Meto et vers moi, qui nous tenions en retrait.
— Mon père et mon frère, juste rentrés d’un long voyage. Ils sont venus demander après ma petite sœur, comme je l’ai déjà fait.
— Ah, oui. Bon, laisse-moi aller…
— Eco, c’est de nouveau toi ? interrompit une voix minaudante venue de l’intérieur. Hélas ! mon cher garçon, j’aimerais avoir des nouvelles pour toi, mais je crains que rien… Oh, mais il y a aussi ton père ! Et même Meto… avec un horrible pansement ! dit Claudia, apparaissant sur le seuil de la porte.
— Oui, Claudia, nous sommes venus te demander ton aide, dis-je.
— Cette pauvre Diane est toujours disparue ?
— Oui.
— Quel malheur ! J’avais espéré qu’elle retournerait à la maison avant la nuit, hier soir. Vous devez être terriblement inquiets.
— Nous le sommes.
— Spécialement Bethesda. Je n’ai jamais connu les joies ni les soucis de la maternité, moi, mais elle doit être dans la plus affreuse angoisse. Je crains malheureusement de ne rien avoir de nouveau à vous dire. Mes esclaves ont ratissé le domaine comme tu me l’avais demandé, Eco, mais ils n’ont rien trouvé. Si vous voulez, vous pouvez envoyer vos propres esclaves aux recherches, juste par-acquit de conscience. Je comprendrai parfaitement.
— Tu permettrais cela, Claudia ?
— Naturellement.
— Tu nous laisserais chercher dans ton écurie et dans les bâtiments annexes ?
— Si vous le désirez. Je ne vois pas comment elle aurait pu se glisser dans l’un ou l’autre sans que mes esclaves s’en aperçoivent, à moins qu’elle ne se soit volontairement cachée – mais cherchez si vous voulez.
— Et tu nous laisserais aussi chercher dans ta maison ?
Sa belle assurance faiblit un peu.
— Écoute…
— Dans tes appartements privés, dans ta chambre à coucher, par exemple ? Dans les lieux qu’aucun étranger ne visite ?
— Je ne suis pas bien sûre de te comprendre, Gordien. Cette enfant peut difficilement être dans ma maison sans que je le sache, n’est-ce pas ?
— Non, je ne pense pas, en effet.
L’expression de ses yeux se durcit un moment, puis elle eut une moue d’indulgence.
— Oh, Gordien, comme tu dois être anxieux pour parler comme cela ! Mais certainement, fouillez où vous voulez ! Faites-le maintenant, pour vous tirer d’angoisse, avant d’aller chercher ailleurs.
— C’est ce que nous allons faire, dis-je.
Puis aussi doucement et promptement que je le pouvais, je tournai autour d’elle, immobilisai ses bras d’une prise et lui mis la lame de mon poignard sous la gorge. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais s’arrêta en sentant le tranchant du métal. Je la poussai en la maintenant hors de la maison, tandis que Meto se ruait à l’intérieur et qu’Eco appelait ses esclaves à la rescousse. Nous ne rencontrâmes aucune résistance ; quelques esclaves de Claudia arrivèrent en courant, mais lorsqu’ils virent la situation de leur maîtresse, ils reculèrent et restèrent cois, tandis que nos hommes fouillaient et saccageaient l’écurie, le pressoir, les cabanes à outils et le quartier des esclaves, avant d’examiner minutieusement la maison.
— Vous faites une épouvantable erreur, dit Claudia, dont je sentais la gorge palpiter sous mon poignard.
— L’erreur sera tienne si tu lui as fait quelque chose ! aboya Eco au passage, la dague en main.
— L’enfant n’est pas ici.
— Mais elle a été amenée ici, dis-je. Inutile de mentir, Claudia : Congrio t’a trahie. Allez, trépigne et débats-toi : si tu te tranches la gorge en bougeant, ce sera ta faute !
— Qu’ai-je à voir avec un esclave qui t’a menti ? grogna-t-elle.
— Il n’a pas menti, Claudia, mais dit la vérité. Hier, tu as envoyé un de tes hommes de confiance à la maison, un esclave de cuisine, pour quelque échange de produits ; c’est devenu si courant que personne n’y prend plus garde. En réalité, c’était pour préparer le prochain complot contre nous avec Congrio, selon un plan déjà bien rodé. D’après mon cuisinier, il s’agissait cette fois de poison ; c’était trop pour lui – dit-il – et comme il ne voulait rien savoir, les deux hommes se sont mis à discuter. Eco était sorti de la maison, Bethesda faisait la sieste ; il n’y avait apparemment personne à la cuisine et les deux comploteurs parlaient librement – lorsqu’ils ont soudain découvert, à quelques pas de là, la présence de Diane, qui les écoutait depuis… on ne sait quand.
« Ils ont paniqué. Congrio lui a mis un chiffon dans la bouche pour l’empêcher de crier, puis ils l’ont enveloppée dans une grande pièce de tissu. Comme ton homme était venu avec une charrette à bras, ils l’y ont rapidement transportée et dissimulée, puis ton envoyé a promptement quitté la maison. Le veilleur assure qu’il n’a rien remarqué de bizarre, d’autant que ton esclave de confiance venait régulièrement chez nous – ton agent, Claudia, conspirant avec mon cuisinier ! Tu imagines ! Tu vois, je sais la vérité, assez du moins pour avoir pisté Diane jusqu’à ta porte. Maintenant, où est-elle ?
— Demande à Congrio ! cria-t-elle. Cet esclave menteur ! Ne comprends-tu pas qu’il a fait des horreurs avec ta petite fille et qu’il cherche à donner le change ? Comment oses-tu me suspecter ?
— Et comment oses-tu, toi, mentir à ce point ? dis-je, en me retenant difficilement de lui passer le poignard à travers la gorge, d’une oreille à l’autre.
— Puisque tu es si malin et que tu penses qu’elle est ici, trouve-la donc ! Vas-y, cherche tout ton soûl ! Ta fille n’est pas ici, lu ne trouveras rien, je te l’assure.
Je compris soudain que Claudia pouvait avoir raison. Elle était trop intelligente pour risquer de se faire surprendre dans sa propriété. Mais où avait-elle pu cacher un enfant – ou le corps d’un enfant ? Je dus relâcher la prise, car Claudia réussit à m’échapper et à se réfugier au milieu de ses esclaves, qui lui firent un rempart de leurs bâtons et de leurs poignards. J’appelai Meto et Eco à l’aide.
— On peut les avoir, papa ! Ses esclaves prendront la fuite à la première goutte de sang versé.
— Attaque-moi et je ne serai pas responsable des conséquences, Gordien, dit Claudia en respirant fortement. Tu veux vraiment une affaire de sang avec les Claudii ?
— Donne l’ordre, papa ! dit Meto, les doigts crispés sur la poignée de sa dague, à s’en blanchir les jointures.
— Non, Meto ! Pas de sang ! Le châtiment attendra un peu. La seule chose qui importe pour l’instant est de retrouver Diane et je crois savoir où elle est. Eco, reste ici avec tes hommes ; veille à ce que Claudia ne bouge pas d’où elle est jusqu’à notre retour. Meto, à cheval, viens avec moi.
Claudia avait probablement connu la mine toute sa vie. Elle avait donc dû immédiatement y penser pour cacher Diane. C’est ce que j’espérais et redoutais à la fois. Nous prîmes à la vitesse du vent la voie Cassienne, puis le chemin de la propriété de Gnaeus, puis la piste que nous avions suivie avec le malheureux Forfex. Une fois les chevaux attachés dans la clairière à mi-pente, la montée à pied fut terrible, aussi bien en raison de la difficulté et des dangers du terrain que des pensées funestes qui m’assaillaient à chaque pas. Enfin l’entrée de la mine fut en vue ; Meto avait pris les devants et sauté depuis longtemps le mur qui en barrait l’accès. J’arrivai à mon tour et j’eus toutes les peines du monde à me hisser, tremblant d’excitation et de peur, les yeux brouillés par la sueur et les larmes de fatigue et d’angoisse.
De l’autre côté, j’aperçus Meto qui me tournait le dos et tenait quelque chose dans ses bras ; en entendant du bruit, il se retourna et je vis des larmes briller dans ses yeux.
— Oh non, Meto ! criai-je, anéanti par un affreux pressentiment.
— Papa, papa, tu es venu pour nous ! Je savais que tu viendrais !
La chose serrée dans les bras de Meto se débattait vigoureusement en criant ces paroles ; puis Diane glissa par terre et courut au pied du mur, les bras tendus. Je me laissai tomber au sol pour la couvrir de baisers.
— Je leur avais bien dit que tu viendrais ! criait-elle. Je leur avais dit, je leur avais dit !
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? demandai-je enfin, après m’être assuré qu’elle n’avait rien de cassé. De qui parles-tu ?
— Ben, des autres !
— Quels « autres » ?
— Les autres enfants !
Dans la lumière hésitante de la mine, elle me montrait du doigt une collection de crânes parfaitement empilés et rangés contre une paroi : les restes des esclaves morts depuis longtemps.
— Je ne me rappelle pas avoir vu cet entassement, lorsque nous sommes venus avec Catilina. Et toi, Meto ? demandai-je, intrigué.
— Moi non plus, murmura-t-il.
— C’est moi qui les ai mis comme ça, dit Diane, apparemment fière de son travail. Je les ai tous réunis.
— Mais pourquoi ? demandai-je.
— Parce qu’ils étaient tout seuls, chacun dans son coin, et moi aussi. J’ai eu froid la nuit dernière, papa, mais imagine pour eux, sans leur peau !
— Qui sont-ils pour toi, Diane ? demandai-je très sérieusement.
— Mais des petites filles et des petits garçons, naturellement ! Tous ceux que le méchant roi a amenés au Minotaure pour qu’il les mange. Et regarde ! Il les a tous dévorés, en ne laissant que les os ! Les malheureux ! Lorsque les esclaves de Claudia m’ont apportée ici, hier, je savais que cela devait être le Labyrinthe. Ils m’ont passée par-dessus le mur et m’ont abandonnée, même quand je criais en leur disant qu’ils le regretteraient. Tu crois qu’ils pensaient que le Minotaure viendrait me manger ?
— Diane, dis-je en la tenant serrée contre moi, comme tu as dû avoir peur !
— Non, papa, pas vraiment !
— Comment, non ?
— Non. Meto aurait eu peur, parce qu’il aurait craint le Minotaure, mais pas moi.
— Et pourquoi non, Diane ?
— Parce que le Minotaure est mort, bien sûr !
— Comment sais-tu cela ?
— Mais enfin, parce que tu me l’as raconté un jour, papa ! Tu ne te rappelles pas ? Fais un effort, voyons !
— Ah oui ! Oui, je me rappelle, dis-je en revoyant le jour d’été où Diane était venue m’annoncer l’arrivée inopinée d’un visiteur venu de Rome. J’ai même ajouté qu’un héros grec appelé Thésée avait tué le Minotaure.
— Exactement. Et c’est pourquoi je n’ai pas eu peur, mais simplement froid. Et puis faim, papa, j’ai si faim. On peut avoir quelque chose à manger ? Mais pas de Congrio, s’il te plaît : Congrio veut nous empoisonner, je l’ai entendu…